"Si en Grèce, l’Europe c’est la paix, elle ressemble de très près à la paix des cimetières." Olivier Delorme, historien

Publié le par Solidarité-Grèce-67

(Interview d'Olivier Delorme, historien)

La doxa européiste aime à invoquer ad nauseam son fameux slogan « L’Europe, c’est la paix ». Olivier DELORME, vous qui êtes spécialiste de la Grèce, les politiques d’austérité qui la frappent et les conséquences qu’elles induisent peuvent-elles être toujours qualifiées de « pax europeæ » ?

Faisons d’abord un sort à cette escroquerie intellectuelle de première grandeur du « l’Europe c’est la paix ». La paix en Europe, après le deuxième conflit mondial, c’est l’équilibre de la terreur, toute guerre sur le sol européen étant impossible – sauf « destruction mutuelle assurée » – à partir du moment où, en 1949, l’URSS acquiert l’arme nucléaire dont les États-Unis disposent dès 1945, et que chacune des deux puissances considère que son intérêt vital passe par la préservation de son glacis européen. De même, dès lors, tout conflit à l’intérieur de chaque camp est-il impossible. Les « organes » européens créés par les traités successifs ne sont donc pour rien dans la paix du continent et, dans les années 1990, ils ont même fait preuve de leur nocivité pour la paix lors des guerres de sécession yougoslave et de l’agression illégale contre la Serbie.

Ensuite, si en Grèce, l’Europe c’est la paix, elle ressemble de très près à la paix des cimetières. Et puisqu’on nous a seriné depuis des mois et sur tous les tons que « la Grèce va mieux » et que les chiffres le montrent, voyons les chiffres. Entre 2009 et 2017, le taux de mortalité est passé de 9,8 ‰ à 11 ‰, le taux de natalité s’est effondré de 10,6 ‰ à 8 ‰, alors qu’entre 2009 et 2015 l’espérance de vie en bonne santé a chuté de deux ans, passant de 66 à 64 ans. De telles variations dans les statistiques démographiques, qui traduisent des mutations s’inscrivant en général dans la longue durée, évoquent plutôt un temps de guerre.

La suppression des protections sociales, la vaporisation de tout droit du travail, les coupes dans les budgets de la santé ne cessent de tuer depuis 2010, tandis que l’émigration prive le pays de ses capacités de rebond, aussi bien démographique qu’économique. Un tiers des Grecs vit désormais sous le seuil de pauvreté, un autre tiers autour de ce seuil en étant menacé de plonger. 30 % des Grecs n’ont plus de couverture sociale et doivent s’en remettre à des dispensaires solidaires. Les hôpitaux sont dans un état lamentable.

À maintes reprises, des malades cancéreux ont été renvoyés chez eux sans traitement parce que leur établissement est en rupture de chimiothérapie. Le plus grand hôpital d’Attique, la région la plus peuplée du pays, a été privé durant trois semaines, l’été 2018, de tout appareil de coronographie. C’était la deuxième fois de l’année que des pannes affectaient en même temps tous les appareils, le dernier ayant été acheté voici quinze ans. Les syndicats ont appelé l’attention de l’opinion sur le fait que cet établissement manquait aussi d’IRM, de respirateurs, de moniteurs de suivi, de microscopes chirurgicaux, et même d’autoclaves pour la stérilisation des instruments chirurgicaux !

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Le 10 novembre 2018, un plafond du plus grand hôpital du Pirée s’effondrait sur un malade : aucun entretien du bâtiment depuis le début des coupes budgétaires dans le système de santé en 2010. Et on apprend au début de 2019 que l’administration de l’hôpital de Kastoria, au nord du pays, sollicite un don de fuel d’une société pétrolière afin de pouvoir chauffer ses locaux. La médecine psychiatrique est particulièrement sinistrée : les crédits de réadaptation des malades mentaux de l’hôpital de Léros dans le Dodécanèse ont baissé de 55 %. Et, en 2012, le directeur de cet établissement dut lancer un appel à l’opinion pour qu’on lui envoie la nourriture qu’il ne pouvait plus fournir à ses patients. Nombre d’autres petits hôpitaux en province, dans les îles, sont confrontés en permanence à des situations ingérables.

Par ailleurs, sous la pression économique et en réponse aux coupes de salaires, plus de douze mille médecins ont émigré depuis dix ans, créant d’immenses déserts médicaux. De très nombreux spécialistes en ORL, pédiatrie, pneumologie, ophtalmologie sont partis, et de plus en plus souvent des opérations ne peuvent avoir lieu à temps en raison de la pénurie d’anesthésistes ou de la fermeture de lits et de blocs opératoires.

Dans nombre de petites îles, les habitants dont le niveau de vie s’est effondré ne peuvent plus aller consulter un spécialistes à Athènes ou dans une île plus grande aux ressources médicales plus diversifiées. Ils doivent souvent attendre, une fois ou deux par an, la mission d’équipes envoyées pour un jour ou deux par une fondation privée (Onassis, Niarchos…) et qui leur permettra d’être examinés par un cardiologue, un dermatologue, un pédiatre, etc. Depuis des années, le docteur Vichas, fondateur du premier et plus grand dispensaire solidaire de Grèce installé à Ellinikon, dans la banlieue athénienne, témoigne que sa structure doit prendre en charge, trop tard, des diabétiques qui, faute d’accès aux soins, sont atteints de cécité ou qu’on doit amputer. Avec Kostas Polychronopoulos, un chômeur qui a créé la cuisine social « L’Autre être humain », il a refusé en 2015 le Prix du citoyen européen décerné à leurs organisations par le prétendu parlement européen (qui n’a ni la légitimité ni les compétences d’un Parlement). Le dispensaire précisait peu après que :

« Cette Europe qui veut nous décerner un prix ne semble pas gênée par (…) la mort de milliers de nos concitoyens privés d’assurance maladie. (…) Il serait hypocrite de notre part d’accepter un prix alors que cette Europe ferme les yeux pour ne pas voir les nourrissons sous-alimentés, les malades du cancer qui meurent, les regards pleins de désespoir des patients qui souffrent et des mères qui nous racontent qu’elles se trouvent dans une situation d’abandon effroyable, en sachant que leur famille va devoir vivre une année de plus sans électricité, sans eau et avec très peu de nourriture. »

À cela, il faut ajouter que la suppression des programmes de prévention et d’accompagnement des toxicomanes a provoqué une augmentation considérable des contaminations au VIH, et que le déclassement, l’angoisse devant la vie ont entraîné une explosion des suicides (la Grèce avait le plus bas taux d’Europe avant la « crise ») ainsi que, entre 2010 et 2014, la multiplication par quatre des dépressions sévères, par onze de la consommation d’antidépresseurs, par dix-neuf d’anxiolytiques, par trente-cinq de psychotropes.

Les politiques imposées à la Grèce et destinées à « sauver l’euro », ainsi que les banques, notamment allemandes et françaises, grandes détentrices de dette grecque avant la partie de bonneteau qui a consisté à transformer les titres de dette détenus pas ces banques en titres détenus par les mécanismes européens créés ad hoc, c’est-à-dire en dette supportée par les contribuables européens, ont également généré plus de neuf cent mille dépôts de bilan, la fermeture du tiers des commerces à Athènes et beaucoup plus dans certains quartiers.

La perte de revenus en dix ans, pour la plupart des Grecs encore actifs ou qui touchent une retraite, est de l’ordre de 40 % à 50 % et l’afflux de migrants permet d’exercer une pression supplémentaire à la baisse sur les salaires. Mais ces chiffres ne rendent pas compte de l’explosion des inégalités entre le tiers de la population qui s’en sort, voire s’est enrichi, et les deux tiers restants – classes moyennes massivement et brutalement paupérisées dont le mode de vie a été radicalement bouleversé. Le taux de pauvreté des enfants est passé de 23 % à 40 % et la proportion de ménages avec enfants ne pouvant plus payer au moins un repas par jour avec protéines est passée de 4,7 % en 2009 à 8,9 % en 2014. Une enquête de l’institut statistique grec ELSTAT de l’automne 2018 a montré que les dépenses des ménages avaient baissé – en moyenne ! – de 37 %. Soit une baisse de 55 % pour les dépenses de vêtements et chaussures, de 31% pour la santé, de 35 % pour l’éducation, et même de 22 % pour les dépenses d’alimentation, dernier poste dans lequel on coupe. Dans le détail, on voit que les dépenses de fromage et de yaourts ont respectivement fléchi de 24 % et 14 %, celles de poisson et de viande de 19 % et 11 %, alors que la consommation de riz, de pâtes et d’œufs bondissait de 15 %, 18 % et 23 %.

Une étude d’opinion réalisée en 2018 (Institut Marc) indique que 43 % des Grecs sont dans l’incapacité de se chauffer correctement. La plupart des immeubles collectifs en ville sont désormais chauffés au mieux une à deux heures le matin et une à deux heures le soir. Athènes, en hiver, sent le feu de bois, tant les chauffages de fortune se sont multipliés, avec des dommages collatéraux : pollution aux particules fines, multiplication des incendies, des asphyxies et des intoxications – les matériaux de récupération brûlés étant parfois dangereux. La même étude indique en outre que 52 % des Grecs ne sont plus en mesure de faire face à une dépense imprévue de 500 euros.

Tout cela, vous me l’accorderez, évoque plus une économie de guerre qu’une situation de paix perpétuelle dans laquelle la promesse de l’euro était l’emploi et la prospérité pour tous !

L’emploi, justement ! On s’est beaucoup gargarisé, dans la presse de service, d’une baisse du chômage qui serait due aux « efforts » consentis par les Grecs. Mais là encore les chiffres sont têtus : le chômage en Grèce a explosé de 8 % de la population active avant la « crise » à un maximum de 28 % en 2013, pour redescendre à 19 % en 2018. Si l’on rapporte cette évolution à la population active, c’est environ quatre cent cinquante mille chômeurs de moins. Mais là où le bât blesse c’est que, durant la même période, quatre cent mille à cinq cent mille Grecs sont partis en émigration. Ce qui signifie qu’en réalité le chômage reste sur ses plus hauts. Or en Grèce, les conditions sont tellement restrictives que seuls 8 % des chômeurs sont indemnisés pour un maximum d’une année et de 360 euros pas mois. Les autres doivent se débrouiller pour survivre.

De plus, ceux qui quittent le pays sont jeunes et leur départ accentue la baisse de la natalité, contribuant à faire de la Grèce un « pays de vieux ». Tandis que, contrairement à celle des XIXe-XXe siècles qui touchait les moins qualifiés, cette émigration concerne les mieux formés, aux frais du contribuable grec alors qu’ils vont créer de la valeur ajoutée ailleurs. Il s’agit donc d’une double catastrophe pour le pays, qui n’est d’ailleurs pas seul dans ce cas : la Bulgarie et la Roumanie voient également leur avenir gravement obéré par cette prédation occidentale.

Dans ces conditions, comment l’économie grecque pourrait-elle redémarrer pour donner enfin raison aux Purgons et aux Diafoirus de l’UE qui ont enchaîné depuis dix ans les saignées et les purges d’une Grèce avant tout malade de la surévaluation de l’euro par rapport aux structures de son économie ? Ces saignées et ces purges n’ont fait qu’entraîner la Grèce dans une spirale déflationniste comparable seulement à la Grande Dépression américaine des années 1930 ou au chaos créé par la politique déflationniste du chancelier Brüning qui, en deux ans, a porté le groupuscule nazi au rang de premier parti d’Allemagne.

La fin des conventions collectives, la suppression de tout obstacle aux licenciements, le chômage de masse ont conduit à une généralisation de la précarité : un  tiers des emplois déclarés est à temps partiel. Beaucoup de Grecs, comme les employés du Chinois Cosco qui a racheté le port du Pirée, ne savent pas la veille combien d’heures ils travailleront le lendemain et encore moins la somme qu’ils toucheront à la fin du mois. La relation employeurs/salariés a été à ce point déséquilibrée en faveur des premiers qu’on a vu des annonces proposer comme seule rémunération le gîte et le couvert. Le journal conservateur Kathimerini a révélé que deux cent mille Grecs étaient payés en partie avec des bons d’achat (sans cotisation afférente pour la retraite, bien entendu). Quant au tourisme, présenté comme une chance bien qu’il génère des coûts environnementaux de plus en plus désastreux, il est largement passé aux mains de multinationales qui, avec le all inclusive, délocalisent les profits tout en pressurant des sous-traitants locaux prêts à travailler à n’importe quelle condition : durant l’été 2018, certains salaires du secteur sont descendus jusqu’à 1,60 € de l’heure.

L'article complet : 

https://patriotesdisparus.com/2019/02/18/olivier-delorme1/  

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